« LA CPI A L’EPREUVE DE LA DOCTRINE DE LA « COMMAND RESPONSIBILITY»

Dans cette contribution, l’auteur revient sur certaines faiblesses de la décision de confirmation des
charges dans l’affaire Bemba. Il commence d’abord par situer l’affaire Bemba dans son contexte, puis
dans l’histoire jurisprudentielle de la doctrine de la command responsibility depuis l’affaire du général
T. Yamashita, en passant par l’affaire de l’amiral S. Toyoda lors du procès de Tokyo, puis l’affaire du
Capitaine E. Medina relative au massacre de My Lai survenu lors de la guerre du Viet Nam, etc.
Abordant les facteurs psychologiques (mens rea) dans la décision de confirmation des charges dans
l’affaire Bemba, l’auteur essaye alors à démontrer dans un premier temps que l’omission de l’intention
dans l’analyse faite par la Chambre préliminaire II de la mens rea est due au fait que la Chambre II a
appliqué une conception déjà abandonnée de la responsabilité des supérieurs hiérarchiques, c’est-àdire
celle d’une responsabilité pour fait d’autrui, alors qu’il s’agit simplement d’une responsabilité
pour omission.
L’auteur revient ensuite sur l’analyse faite par la Chambre II de l’élément de connaissance. Il soutient
alors que la Chambre II n’a pas clairement distingué la norme « savait » de la norme « aurait dû
savoir » ; cette dernière devant être appliquée, « en raison des circonstances », ce qui semble faire
appel aux preuves circonstancielles. Ainsi, bien que la Chambre II affirme avoir appliqué la norme
« savait », la lecture attentive de sa décision semble indiquer que cette norme était la moins appropriée
puisque la Chambre II s’est appuyée beaucoup plus sur les preuves indirectes que sur les preuves
directes et/ou circonstancielles pour établir que Bemba « savait ».
Si l’on peut pardonner certaines erreurs de la Chambre II, celle que l’on ne peut lui pardonner est celle
de se fonder sur un jugement de première instance du TPIY alors que ce jugement a été annulé en
appel. En effet, en interprétant la norme « aurait dû savoir », la Chambre II s’est appuyée sur le
jugement du TPIY dans l’affaire Blaskic rendu le 3 mars 2000 (para. 332), tout en omettant de signaler
que ce jugement, et plus particulièrement le paragraphe auquel elle se référait, a été annulé en appel
depuis le 29 juillet 2004 (voy. l’arrêt de la chambre d’appel, para. 405 et 406). Cette erreur est
tellement grave qu’elle jette la suspicion sur toute l’argumentation liée à l’établissement de la
connaissance dans la décision de confirmation des charges.
Par ailleurs, en restant toujours dans le domaine de la connaissance en tant qu’élément de la mens rea,
l’auteur soutient qu’il était important que la Chambre II distingue clairement la connaissance
antérieure, c’est-à-dire que M. Bemba avait connaissance que l’envoi ou le maintien de ses forces en
République centrafricaine (RCA) aura comme conséquence dans le cours normal des événements, la
commission des crimes, et la connaissance postérieure, c’est-à-dire que M. Bemba avait connaissance
que ses forces avaient commis des crimes en RCA. Ici encore, une lecture attentive de la décision dans
son ensemble, semble indiquer que la Chambre II a rejeté la connaissance antérieure de M. Bemba. La
connaissance qui a été établie de manière moins contestable est peut-être la connaissance postérieure.
Or, là se pose un problème : pour prévenir, il faut avoir eu une connaissance antérieure. Lorsque la
connaissance est postérieure, c’est que les crimes ont déjà été commis et que l’on ne peut plus les
prévenir. Tout ce qui reste à faire, c’est d’en punir les auteurs. Cela signifie en d’autres termes que
l’on ne peut pas raisonnablement se fonder sur une connaissance postérieure pour conclure à
2
l’omission coupable du devoir de prévenir. Pourtant, c’est apparemment dans cette voie que la
Chambre II s’est lancée.
Enfin, même en retenant la connaissance postérieure, ce qui implique que l’on reproche à M. Bemba
l’omission du devoir de punir, il était important que la Chambre II démontre en quoi ce devoir pèse sur
un chef rebelle, et cela pour au moins deux raisons : (i) une rébellion ou une milice armée est un fait
privé et les rebelles n’ont pas la légitimité nécessaire pour créer des cours et tribunaux afin de punir les
individus dans le respect des droits de l’homme internationalement garantis ; (ii) le Statut de Rome
aussi bien que les Conventions de Genève de 1949 érigent en crimes de guerre le fait de punir un
individu sans lui offrir les garantis d’un procès équitable. Comment dès lors un rebelle peut-il exercer
le devoir de punir dans le respect des droits de l’homme internationalement reconnus ?
Dans les circonstances particulières de l’affaire Bemba, il convient d’insister sur le fait que ce dernier
ne pouvait pas renvoyer les affaires relatives aux crimes présumés commis par ses forces au
gouvernement national congolais contre lequel il était en rébellion ; qu’il ne pouvait pas non plus les
renvoyer auprès des Etats voisins puisque ceux-ci ne disposaient pas des législations de compétence
universelle pouvant permettre à leurs tribunaux de se saisir des crimes présumés commis à l’étranger,
contre des étrangers et par des étrangers qui se trouvent d’ailleurs à l’étranger ; qu’enfin, il ne pouvait
pas non plus renvoyer ces affaires à la CPI, puisque celle-ci n’était pas encore opérationnelle. Son
premier Procureur ayant été élu quelques mois plus tard…
L’option qu’avait choisie M. Bemba, celle d’instituer une commission d’enquête et de demander le
soutien des Nations Unies ainsi que celui de la FIDH, était, dans ces circonstances, le moins qu’on
aurait pu attendre de lui, s’il devait agir dans le respect des droits de l’homme internationalement
reconnus aux éventuels suspects. Les Nations Unies ont en effet acquis une grande expérience dans
l’établissement des commissions d’enquête et la création des tribunaux pénaux internationaux ou
internationalisés dans ce genre de circonstances. En termes de la recherche des mesures nécessaires et
raisonnables pour établir les faits et sanctionner les éventuels coupables, il était alors plus
qu’important que la Chambre (et surtout la Défense), explore un peu plus en profondeur cette piste.
Une clarification de ces différents aspects de la décision de la Chambre II paraît importante pour
établir la mens rea dans le chef de M. Bemba. Autrement, l’on serait en train de retourner à l’ancienne
conception de la responsabilité objective, c’est-à-dire sans faute, qui avait, en grande partie, présidé à
la condamnation puis à la pendaison du général T. Yamashita après la deuxième guerre mondiale,
entraînant avec elle toutes les critiques que l’on connaît.
Jacques B. MBOKANI